Il est 7h30, le soleil se lève. Alors qu’il fait encore sombre, froid et humide, et que la gare de RER de Nanterre se trouvent à quelques centaines de mètres seulement, le petit groupe d’explorateurs se tient prêt pour une session d’Urbex. L’Urbex, ou exploration urbaine, consiste à se faufiler dans des bâtiments abandonnés, sans rien toucher, en ne laissant que ses propres traces de pas.
C’est Clément Dumais, un passionné, qui mène la marche : « On est actuellement dans une ancienne fac d’architecture. Elle est à l’abandon depuis 2003 ou 2004 ». Comment un tel bâtiment peut-il être abandonné en pleine ville, Clément répond : « C’est vrai que c’est assez étonnant, mais quand on commence à pratiquer ce genre de discipline on se rend compte que c’est très commun. Les villes sont des gruyères, il y a beaucoup d’endroits abandonnés comme celui-ci. Il faut juste avoir l’oeil et on en trouve rapidement ».
Cloisons éventrées, plafonds effondrés, graffitis : la visite se fait lentement et les visiteurs ont la sensation d’explorer les vestiges de Pompéi. L’ambiance n’est pas glauque, elle invite plutôt à la contemplation et à la réflexion. Certains membres de cette expédition d’Urbex, Georgia, Damien et Alexis, sont impressionnés par ce qui se dégage de cette ruine.
Pour Georgia, cette sortie urbaine restera marquée dans ses esprits : « Nous sommes dans un lieu dépaysant, tout en restant aux portes de Paris. Il n’y a plus personne, on est un petit peu dans une ambiance de fin du monde. On voit encore les radiateurs, les toilettes laissés dans l’état. Il y a des herbes de partout, des vitres cassées, c’est assez perturbant ».
Damien partage l’avis de sa camarade d’aventure : « Ce lieu est incroyable ! Tout d’abord on se demande comment une telle structure a pu être abandonnée aussi longtemps. Ca met en relief les problèmes de la société : il arrive souvent qu’on abandonne de tels bâtiments alors qu’il y a pleins de gens qui se retrouvent dans la rue. »
Alors qu’il passe devant une inscription au mur L’enfer est le vide, tous les démons sont ici, Alexis se sent contemplatif : « Je pense que c’est encore plus flippant si tu viens ici de nuit. Mais là, c’est le matin, la lumière est douce, finalement ça nous permet simplement de réfléchir à ce que cet endroit était avant. A ce que les gens faisaient dans ce lieu, qui est aujourd’hui assez lunaire. Donc non, l’Urbex ne me fait pas peur, mais il me laisse songeur ».
Clément, le guide, est vraiment à l’aise dans ce lieu qui est à la fois fascinant, fantomatique et irréel : « Ce qui m’impressionne le plus dans l’Urbex, c’est de trouver les accès pour se rendre dans ces lieux abandonnés. C’est presque comme un jeu de se dire ‘ je pense que cet endroit est abandonné, je vais essayer de m’y infiltrer !’. Il faut ensuite trouver la petite brèche qui permet de s’introduire. Cette phase se rapproche de disciplines sportives telles que le parkour ou l’escalade. On va par exemple utiliser des méthodes de grimpe urbaine pour accéder à des lieux sans commettre d’infractions. Le but est justement de montrer qu’il existe un accès possible sans détériorer les bâtiments. »
Lorsqu’il arrive à s’immiscer à l’intérieur d’un lieu, l’explorateur urbain se sent alors comme un aventurier qui trouve son trésor : « Une fois entré dans le bâtiment, on peut se dire que l’on fait partie des premiers explorateurs à découvrir ce lieu. On peut faire des photos, qui imagent les traces du passé. Il arrive même que nous trouvions des vêtements SS ou ce genre de choses, qui restent très bien conservés. On retrouve également des objets plus classiques, notamment dans les appartements abandonnés. »
Clément affirme ensuite que, pour ceux qui savent garder l’oeil curieux, la ville est un véritable terrain de jeu : « Quand on creuse on se rend vite compte qu’il y a énormément de lieux qui sont laissés à l’abandon, même en pleine ville. Dans le monde citadin, il n’y a pas que le trajet métro-boulot-dodo qui est possible, il existe d’autres choses à découvrir ! Il y en a qui prennent plaisir à aller en Haute Montagne pour faire des randonnées, mais même dans la ville on peut trouver plaisir à se balader, dénicher des trouvailles et avoir ce point de vue différent sur son environnement. »
Pour Laureline Chopard, consultante et spécialiste des pratiques sportives, l’Urbex coche beaucoup de cases pour les jeunes urbains. C’est en quelques sortes une version locale et bétonnée des sports de l’outdoor : « L’exploration urbaine est très intéressante parce que c’est un moyen de pratiquer l’outdoor en bas de chez soi. Ca permet de se remettre dans un état d’esprit d’explorateur et d’aventurier. Avant, les endroits sauvages qu’on recherchait c’était des endroits vierges. Aujourd’hui, ce sont des lieux abandonnés. »
« Ce qui est intéressant, poursuit-elle, c’est que dans un univers urbain qui est de plus en plus aseptisé, où les jeunes sont très encadrés, où on leur laisse le moins d’autonomie possible, l’Urbex est un moyen de retrouver et d’explorer la liberté à deux pas de chez eux. C’est rapide, pas très loin, avec de l’interdit. L’outdoor n’est pas que sportif, pour beaucoup de gens il se rapproche plus de cette activité urbaine qui fait partie intégrante de leur quotidien ».
Et le lien entre l’univers de l’outdoor et l’Urbex va encore plus loin, puisque les vêtements portés par les pratiquants avertis, comme Clément, utilisent des technologies issues des industries des sports d’extérieur : « Nous, les explorateurs urbains, on s’équipe réellement dans les rayons outdoor. En termes de matériel, on recherche quelque chose proche du corps pour éviter de se prendre dans les grillages quand on a besoin d’en escalader pour entrer dans un lieu. On se tourne vers des vêtements assez techniques, moulants, chauds et légers. Il faut qu’on soit libres dans nos mouvements lorsqu’on est en train de grimper, donc c’est bien de choisir des textiles stretchs. »
Pascale Graffman, responsable marketing Europe de la marque Columbia, s’intéresse de près à cette nouvelle tendance des explorations urbaines : « On sait aujourd’hui que 76% des gens dans le monde habitent en ville. C’est donc devenu une réelle problématique dans notre société de devoir équiper les gens qui veulent pratiquer des sports inspirés de l’outdoor dans des conditions urbaines ».
Pascale faisait partie du groupe d’apprentis explorateurs, guidés par Clément, ce matin-là. Elle ressort de cette expérience forte de sensations nouvelles : « Ca m’a inspiré beaucoup de joie et d’optimisme, parce que j’adore voir la nature reprendre ses droits. Ici, même si c’est encore à petite échelle, à certains endroits on peut voir la nature se réinventer, s’implanter dans d’anciens bâtiments et ça me plait beaucoup ».
Au-delà d’une pratique qui partage des contraintes techniques vestimentaires avec l’outdoor, l’Urbex et l’outdoor partagent le même regard sur le monde, celui du curieux qui veut s’inventer un chemin. Alors que la session d’Urbex touche à sa fin et que nous ressortons par un trou dans le grillage pour rejoindre le RER, nous marchons le nez en l’air, notre oeil aventurier à la recherche d’une prochaine exploration.
Texte : Guillaume Desmurs & Anouchka Noisillier
Photos : © Guillaume Desmurs